Transhumances

Editions è®e, octobre 2007.

 

Ils sont quatre. Deux hommes, deux femmes. La forêt est épaisse, les points cardinaux indistincts.

Ils cherchent le Sud mais ignorent ce qu’ils fuient autant que ce qu’ils sont.

Ils effectuent la Transhumance. Et en soi, c’est tout un programme.

Fiction radiophonique réalisée par Christine Bernard-Sugy en 2006, diffusée à plusieurs reprises depuis sa création sur France Culture.

 

 

Premières pages

On entend un petit groupe de quatre personnes marcher en lisière de forêt.

Gilles
Faut prendre à l’Ouest, faut toujours prendre à l’Ouest.

Françoise
Je ne vois pas pourquoi, t’en sais rien, ça fait des jours que t’en sais rien, si ça se trouve on est revenus sur nos pas, fallait pas suivre la rivière.

Gilles
Faut toujours prendre à l’Ouest, les réfugiés vont toujours vers l’Ouest, c’est la seule façon d’être sauvés.

Charles
Arrêtez-moi si je me trompe…

Tous s’arrêtent.

Charles
…mais attendu que : Réfugié, adjectif et nom, 1435, de se réfugier. Se dit d’une personne qui a dû fuir son pays d’origine afin d’échapper à un danger (guerre, persécutions politiques ou religieuses etc.), nous n’avons aucune raison de prendre à l’Ouest.

Léonore
C’est vrai que c’est pas du tout logique. Faut aller à l’Est, du coup.

Charles
Non, au Sud.

Léonore
Mais puisque qu’on n’a pas changé de pays, faut qu’on marche vers l’Est !

Gilles (reprenant la marche)
On continue par là jusqu’au prochain croisement de sentiers et à ce moment-là on en reparle.

Tous font de même.

Françoise
C’est la Fabrique qu’il faut éviter de croiser. Là-bas ils ont besoin d’eau, c’est comme pour nous, personne peut vivre sans eau, partout où il y a de l’eau faut se méfier.

Gilles
Les chacals voyagent même dessous, c’est vrai qu’il faut faire attention.

Françoise
Mais toi tu ne t’en éloignes jamais de l’eau, à croire que tu veux les rejoindre.

Gilles
Ta Fabrique rien ne prouve qu’elle soit ici ou même ailleurs, Françoise. Alors on va se contenter de rejoindre cette foutue zone bleue en prenant par là et c’est tout.

Françoise

Non.

Gilles
Comment ça, non ?

Françoise
T’en sais rien de où on est. Depuis que t’as la migraine t’as perdu jusqu’à ton instinct, je vois pas comment tu pourrais trouver le bon chemin, t’as le ciboulot en girouette. Reconnais-le, Gilles, au point où on en est que veux-tu que ça change.

Gilles

Ca change que j’ai peut-être mal à la tête mais je l’ai gardée bien mieux que vous. Et que si je dis que c’est vers l’Ouest ce n’est pas pour rien.

Gilles les distance.

Léonore
Au croisement on fait quoi alors ?

Charles
Je préconise vivement le Sud.

Françoise
Charles, je ne comprends pas que vous vous y mettiez.

Charles
Au Sud de tout il fait plus chaud, tant qu’à faire une zone, bleue ou non, le Sud me semble plus indiqué. Et puis en cas d’erreur, songez que la machinerie supporte mal le climat, aucun risque vers le Sud de croiser La Fabrique ou une de ses annexes…

Françoise
Et à partir de quoi vous le pointez le Sud? On n’a rien qui…

Charles
Permettez, on peut très bien distinguer les points cardinaux sans boussole. Il suffit pour ça du soleil.

Françoise
Vous en voyez du soleil, vous ?

Léonore
Et avec la mousse sur les arbres, aussi.

Charles
Non, il n’y a pas de soleil, d’accord. Mais avec les étoiles on peut.

Françoise
Il n’y a pas de mousse, il n’y a que des feuilles et des troncs secs, il n’y a pas d’étoiles non plus.

Charles
Alors disons : nous aurions pu.

Françoise
Même si il y en avait on ne serait pas capable de se débrouiller. C’est toujours facile sur papier, mais il faut avoir été scout ou avoir habité à la campagne ou avoir eu le prix de sciences à l’école pour pouvoir l’appliquer. Depuis qu’on est dehors on n’avance pas, on se perd.

Charles
On a toujours été perdus, Françoise, toujours été perdus.

Gilles
J’avais un moyen mnémotechnique, moi.

Françoise
Léonore dépêche-toi un peu, on y est presque.

Gilles
Je ne sais plus où je l’ai foutu.

Léonore
On pourra faire une pause pendant qu’on décide du chemin ? On n’arrête pas de marcher, je m’ennuie.

Charles
Nous ferons une pause à condition que tu accélères.

Gilles
C’était simple en plus…

Tous rejoignent Gilles à la croisée des sentiers.

Gilles
Sur les cartes de géographie, à l’école, à droite de la carte il y avait quoi, comme pays ?

Léonore
L’étranger.

Gilles
Je parle des cartes d’avant, Léo. T’as pas du les connaître.

Léonore
Y avait quoi d’autre alors ?

Françoise
A droite ? Les pays de l’Est, entre autre.

Françoise et Charles posent leurs sacs et s’assoient. Françoise s’installe, boit un peu d’eau…

Gilles
Donc, si je suis devant la carte, l’Est est à ma droite. Evidemment, l’Est à droite, les communistes à droite, dans le monde réellement renversé le vrai est un moment du faux, l’Est à la droite de l’homme, l’Ouest à sa gauche, à sa gauche la main gauche le Diable, le Nord en face, le Sud derrière, tout derrière moi.

Charles
Vous êtes égocentrique.

Gilles
Je ne suis pas égocentrique.

Charles
Loin de moi l’idée de vous froisser, mais c’est un fait.

Gilles
Le seul repère que j’ai ici, c’est moi. Je fais avec.

Charles
Egocentrisme. Nom masculin, 1923. Tendance à être centré sur soi-même et à ne considérer le monde extérieur qu’en fonction de l’intérêt qu’on se porte.

Gilles
Je ne me porte pas d’intérêt. Je me porte. C’est beaucoup plus contraignant que ce que vous vous imaginez.

Charles
Caractère individuel, non social, se traduisant par l’absence d’objectivité.

Léonore

Alors c’est bien ce que je disais : objectivement il faut aller vers l’Est. On doit prendre à droite de qui ?

Françoise
Assieds-toi, Léonore, et arrête de tournicoter tu me donnes la nausée. De toute façon, tant qu’à prendre une direction, autant aller au Sud, Charles a raison. Mais le Sud faut le trouver, il est par où, là, là ou là ou bien…

Léonore
…Là, là là là ou là, là là là là ou là, là là là là ou là…

Charles
Par là, puisque Gilles a dit derrière lui : le Sud.

Françoise
Mais Gilles raconte n’importe quoi, enfin vous l’avez dit vous-même.

Charles
Je n’ai pas dit qu’il racontait n’importe quoi. J’ai dit qu’il était égocentrique…

Léonore
Même que Gilles n’était pas d’accord du tout.

Charles
…c’est radicalement différent.

Léonore
Mais avouez que ce n’était pas très gentil.

Gilles
C’était surtout totalement faux.

Charles
Voyons, ça n’avait rien de personnel. Sans compter que l’égocentrisme est aux chefs ce que la prise de poids est aux femmes sous anti-psychotiques : un mal nécessaire.

Gilles

Je ne suis pas le chef.

Françoise
Je ne suis pas psychotique.

Léonore
Je ne suis pas grosse.

Charles
Je commence à être fatigué.

Gilles
Vous voulez qu’on fasse demi-tour, en fait. C’est ça que vous voulez ? Parce que si on prend par là, ça revient à faire demi tour.

Charles
Ca va de soi.

Gilles
C’est juste pour m’emmerder.

Charles
Ca aurait été avec plaisir, mais compte tenu de la situation nous avons, hélas, d’autres priorités. A force de passer aux mêmes endroits on va finir par tailler un crop circle dans les feuillages et à terme se faire repérer.

Léonore
C’est quoi un crop circle ?

Françoise

Ca n’existe pas ma chérie.

Charles
Formation généralement circulaire apparaissant au milieu de champ de culture. Les tiges des plantes sont couchées, tordues, mais jamais arrachées ni abîmées. Elles continuent à pousser à l’horizontale sans se redresser, suivant le mouvement spiralé qui leur a été imposé lors de la formation. Ce mouvement spiralé peut se superposer à un autre mouvement spiralé sur la même formation, mais de sens inverse au premier, ce qui a pour effet de tresser étroitement les plantes entre elles. Le bord des figures est toujours délimité d’une façon extrêmement nette.

Françoise

Mais en fait ça n’existe pas. C’est pour ça qu’on ne doit pas en faire, parce que sinon ils vont se douter de quelque chose.

Charles

Mais bien sûr que si, ça existe.

Françoise
Physiquement oui. Pour le reste c’est des mensonges. Y a rien ailleurs, et encore moins la vérité.

Charles
Autant dire partout.

Françoise
Voilà, partout. Partout y a rien, le rien du rien en fait c’est ça la vérité.

Léonore
Moi le rien du rien ça me fout la trouille.

Françoise
Alors que ça existe ou pas le qui du quoi des crop circle, on ne doit surtout pas en faire, Léonore. Et pour ça il faut arrêter de tourner en rond et prendre au plus vite vers le Sud. On va rebrousser chemin, mais pour mieux bifurquer. Tu comprends ?

Léonore
Oui. Bah alors on y va.

Gilles
Il est hors de question que je revienne sur mes pas.

Charles
Pour revenir sur vos pas il suffit de parcourir un cercle de quinze kilomètres de circonférence, en boucle et à reculons pendant une bonne dizaine de jours. Ca n’emmerderait pas que vous et ça ne mènerait à rien, je vous l’accorde.
Il faut retourner au dernier croisement, descendre la pente et remonter vers le Sud une fois de l’autre côté. Mais si ça ne vous convient pas, Gilles, vous êtes libre de continuer seul selon votre idée.

Françoise
Avant que je range la gourde, plus personne ne veut de l’eau ?

Françoise range les affaires, chacun reprend son sac et repart.

Léonore
Les branches vont encore me griffer, elles sont plus grandes, beaucoup plus grandes.

Françoise
Pas plus qu’ailleurs, Léonore. Elles sont grandes comme partout, tu te fais des idées.

Léonore
Mais si regarde, là, c’est des arbres qui piquent, les pires, les presque bleus. Leurs branches sont tellement grandes qu’elles traînent par terre et qu’on est obligé de ramper.

Françoise
Et bien on rampera.

Léonore
J’ai trop de croûtes sur les genoux.

Françoise
T’as eu le temps de cicatriser.

Léonore
J’ai pas parlé de la cuisse, je t’ai dit sur les genoux.

Françoise
C’est pas un peu de terre qui va te filer la gangrène, va.

Léonore
Mais Françoise je t’assure, quand j’appuie y a du jaune qui coule, je peux pas …

Françoise
T’as qu’à te refaire un bandage.

Léonore
J’ai plus de tissus.

Françoise
Arrache-toi une manche.

Léonore
J’ai trop froid.

Françoise
Alors vas pas te plaindre après.

La marche se poursuit silencieusement.