Au commencement était l’adverbe

Joca Seria, mars 2010.

Dyptique théâtral proposant deux aventures de Clotilde Mélisse, écrivaine militante pratiquant l’autofiction expérimentale et le terrorisme.

Personnage jusqu’ici aussi secondaire que récurrent, Clotilde apparaît en 2004 dans Certainement pas, puis en 2007 dans La nuit je suis Buffy Summers, ainsi qu’en 2009 dans le roman  Dans ma maison sous terre.

Le retour de Charlie Orphan confronte Clotilde à Charlie, un personnage de seconde zone qu’elle a créé dans un roman qu’elle renie. Charlie veut être un héros, et surtout mourir en héros : à elle de trouver la solution, sous peine de céphalée aiguë.

Au commencement était l’adverbe traite sous un autre angle la notion de responsabilité de l’auteur face à ses personnages. Clotilde s’est écrite aux côtés d’Anaïs, avec qui elle vit une histoire d’amour, durant tout un roman. A l’orée du dernier chapitre, elle va devoir se séparer d’elle en lui révéler sa nature de personnage de fiction.

Extraits 

Le retour de Charlie OrphanScène 3.

Clotilde, Charlie.
(On entend Clotilde taper sur le clavier de son ordinateur)

Charlie
Clotilde, Clotilde, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Clotilde (s’arrêtant de taper)
Je ne suis pas complètement cinglée, il y a bien quelqu’un qui me parle à l’intérieur. Ou alors les symptômes s’aggravent.

Charlie
Clotilde, Clotilde, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Clotilde
Je suis certifiée bipolaire, pas schizo. En plus ça fait un mal de chien.

Charlie
Clotilde, Clotilde…

Clotilde
Ca suffit. Qu’est-ce qui parle ?

Charlie
Charlie.

Clotilde
C’est bien ma veine. Du boulot par-dessus la tête, et dedans l’apparition d’un dédoublement de personnalité. Un homme en plus. N’importe quoi.

Charlie
Je ne suis pas un symptôme, je suis un personnage de fiction.

Clotilde
De mieux en mieux. Psychose pirandellienne, le corps médical va adorer.

Charlie
Vous m’avez écrit dans La Dernière Héloïse, je suis le petit ami.

Clotilde
Le bellâtre cynique, je l’ai appelé Charlie ? J’étais vraiment pas inspirée.

Charlie
C’est le moins qu’on puisse dire.

Clotilde
Mon ex s’appelait Charles, je suis pas allée chercher bien loin, mais ça, à la limite, ça ne vous regarde pas. D’ailleurs rien ne vous regarde. Je ne sais même pas pourquoi je réponds. Vous devez incarnez ma culpabilité, je suis en phase de doute, c’est une hallucination auditive, j’ai des gouttes jaunes en cas d’urgence, je ne vais pas me laisser envahir.

(Elle se lève, fouille dans la salle de bains, cherche sa fiole)

Clotilde
Le problème c’est ça coupe le système nerveux central, et que je vais être dans le coton toute la journée.

Charlie
Ne les prenez pas, ça ne ma fera pas partir. J’ai des choses à vous dire, beaucoup de choses, vous devez m’écouter.

Clotilde
Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes bien le Charlie de mon livre, et que je ne suis pas en train de yoyoter ? Parce que vous m’excuserez, mais un personnage de fiction qui débarque, c’est pas monnaie courante. Une porte d’entrée dans un processus schizoïde, une bouffée délirante, même si cliniquement ce n’est pas compatible avec mon diagnostic, c’est nettement plus crédible.

Charlie
Vous ne délirez pas, je peux vous l’assurer.

Clotilde
Je préfèrerai ça, parce que franchement, ça ne m’amuserait pas des masses. C’est déjà pénible, très pénible, d’être bipolaire, une âme pleine de crevasses, c’est très dur à gérer.

Charlie
Moi je n’ai presque pas d’âme, et je peux vous affirmer que c’est bien plus douloureux.

Clotilde
A propos de douleur, si vous pouviez cesser de cogner contre le lobe frontal gauche, ça m’arrangerait assez.

Charlie
Je me tiendrai tranquille si vous acceptez de discuter.

Clotilde
Discuter avec vous ? C’est complètement dément. Je ne vois vraiment pas de quoi, en plus. Vous êtes le personnage secondaire d’un bouquin dont j’ai honte, je me souviens à peine de vos caractéristiques, à part que vous incarniez le plus parfait des connards.

Charlie
Et vous le vivriez comment, vous, si on vous avait écrit comme le plus parfait des connards ?

Clotilde
La question ne se pose pas, moi on ne m’écrit pas.

Charlie
Qu’est-ce que vous en savez ?

Clotilde
Je suis une écrivain, pas un personnage de fiction.

Charlie
Vous pourriez être écrite quand même.

Clotilde
Je ne suis pas croyante, je n’ai foi qu’en le libre arbitre.

Charlie
Moi aussi, à la base. Mais j’ai un problème de démiurge, alors ça perturbe le concept.

Clotilde
Je vous l’accorde.

Charlie
Alors vous comprendrez que vienne plaider ma cause.

Clotilde
Je ne suis pas certaine de saisir. Aussi je vous demanderais d’avoir l’obligeance de m’exposer clairement ce que vous me voulez et surtout de cessez sur le champ de taper comme ça à l’intérieur.

Charlie
Je veux être un héros.

Clotilde
Je vous demande pardon ?

Charlie
Je veux être un héros. Etre un personnage principal.

(…)

 

Au commencement était l’adverbe, scène d’ouverture.

Anaïs
Je suis tellement contente que tu m’ais amenée ici. Ca faisait si longtemps que je n’avais pas vu la mer. Je la préfère l’hiver, comme ça, quand elle est grise. On dit que c’est à cause des veuves, des veuves des marins, leurs larmes moussent en écume et leur deuil se dilue. Les lendemains de tempête l’eau est bien plus salée.

Clotilde
Un océan ardoise, lisse, peut-être bien trop. Il faudrait que le vent revienne, qu’il abîme un peu, qu’il concasse la roche métamorphique ; fouetter l’ardoise à grands coups de craie. Ca aurait plus de gueule, tu ne crois pas ?

Anaïs
Il faudrait des craies de couleur.

Clotilde
Un crépuscule qui agonise lentement : violet.

Le narrateur omniscient
Le soleil était bas et la lune le mangeait.

Anaïs
T’as entendu ?

Clotilde
Oui.

Anaïs
C’était qui ?

Clotilde
Quelqu’un que tu ne dois pas entendre. Viens.

Anaïs
Mais…

Clotilde
La brume engourdi tout, la nuit avance. Viens.

Anaïs
Ca fiche un peu trouille.

Clotilde
Personne n’aime la brume quand elle est à ce point épaisse, c’est impossible de se déplacer, c’est comme si elle nous empoissait quand on la traverse, des micro-glaçons en suspens, du givre qui s’accroche aux tissus, de l’humidité à pleines chairs. Les os dans l’étau d’un nuage.

Anaïs
On n’y voit rien.

Clotilde
Là, y a un banc. Assieds-toi. Viens.

Anaïs
C’est tellement dommage.

Clotilde
Tout ça va s’estomper doucement, la brume va se fondre à la mer, du brouillon sur l’ardoise, du bouillonnement craie blanche et quelques effritements. D’ici peu le ciel sera très clair.

Anaïs
Tu crois ?

Clotilde
Je sais. Maintenant raconte-moi un souvenir.

Anaïs
Je veux bien, mais. C’est pas facile. Parfois j’ai l’impression que ma mémoire n’est pleine que de toi. Comme si avant, avant nous, il n’y avait rien. Comme si j’étais née dans tes bras, pour tes bras.

Clotilde
S’il te plaît, Anaïs, fait un effort.

Anaïs
J’ai déjà essayé mais ça ne marche jamais, je sais que je n’y arriverai pas. Ce n’est pas de ma faute. Je dois être faite comme ça. Il m’arrive de douter d’avoir été au monde avant de te rencontrer.

Clotilde
Alors invente.

Anaïs
Pourquoi ?

Clotilde
Pour que je t’imagine. Dis-toi que j’en ai besoin.

(Clotilde jette des galets dans l’eau)

Anaïs
Quand j’étais petite, je pouvais passer des heures à retourner les galets jusqu’à en trouver un en forme de cœur. Je l’emportais chez moi, le rinçais à l’eau bénite, le rangeais dans un coffre et je faisais un vœu.

Clotilde
Un vœu de quel genre ?

Anaïs
Un vœu de fille.

Clotilde
Et il ne se réalisait jamais.

Anaïs
Non.

Clotilde
Tu continuais quand même ?

Anaïs
Je pensais qu’il devait y avoir un nombre précis à atteindre pour que la magie puisse opérer.

Clotilde
Tu l’as arrêtée quand, ta collection de vœux ?

Anaïs
Quand le coffre ne fermait plus.

Clotilde
Tu mens.

Anaïs
Je ne peux pas mentir puisque j’invente.

Clotilde
C’est juste. Mais ce n’est pas cohérent, ça ne te ressemble pas.

Anaïs
Qu’est-ce qui me ressemblerait ?

Clotilde
Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Anaïs
Ca n’a pas d’importance.

Clotilde
Bien sûr que si. Je dois soigner les détails.

Anaïs
J’ai arrêté les galets et les vœux en sortant de l’enfance.

Clotilde
C’est tout ?

Anaïs
C’est tout.

Clotilde
La pensée magique cesse quand elle se heurte à quelque chose, quand le réel lui donne tort, quand la preuve est abrupte.

Anaïs
Quelqu’un est mort, tu crois ?

Clotilde
Quelqu’un est mort, oui. Tes cailloux n’ont rien pu y faire alors tu as jeté le coffre à marée haute. Il était lourd, très lourd. Tu t’es brisée l’échine et tu avais huit ans.

Anaïs
J’ai eu beaucoup de peine ?

Clotilde
Oui, ça t’en fait encore.

Anaïs
J’aime pas quand tu fais ça, tu m’inocules en douce de nouveaux chagrins chaque jour. Mon cœur finira noir à force d’être assombri.

Clotilde
Sans drame tu serais trop lisse, plus encore que l’ardoise qui se fissure à nos pieds, une âme lustrée, soyeuse. Je te veux en crevasses, j’ai besoin de tes failles, seules les douleurs enfouies savent donner du relief.

Anaïs
Mais ça me fait souffrir, à chaque fois davantage. Ca creuse en moi, Clotilde. J’ai peur de m’effondrer tant tu entailles mes fondations.

Clotilde
N’exagère pas. Le deuil ça s’apprivoise, c’est comme la nostalgie.

Anaïs
Je crois que je préfère que ça n’existe pas.

Clotilde
Alors n’y penses plus, tant pis, je m’arrangerai.

Anaïs
Je ne me sens pas très bien.

Clotilde
C’est parce que tu refuses que j’affine tes contours.

Anaïs
Embrasse-moi.

Clotilde
Pas encore.

Anaïs
Embrasse-moi avant qu’il ne pleuve.

Clotilde
Il ne pleuvra pas.

Le narrateur omniscient
Le ciel virera au mauve, des zébrures argentées, mais tout restera sec.

(…)