Les juins ont tous la même peau

Ecrit et publié en 2005. Editions La Chasse au Snark; reprise poche en Points Seuil.

 

Chloé Delaume doit son prénom à celle qui, dans l’Ecume des jours, meurt d’un cancer du nénuphar.

A travers ce petit livre, elle met en scène le rapport qu’elle entretient à Boris Vian.

Il s’agira donc de savoir comment s’adresser à ce mort des plus particuliers. Et tirer sur le fil des souvenirs : c’est à l’adolescence qu’elle a rencontré Vian, par le biais de L’Ecume des jours. 

Revenir sur cette nuit de lecture, sur ce qui, dans ce texte, lui a fait prendre conscience de ce que ça voulait dire, le mot littérature.

Premières pages

Je dis infiniment souvent : je m’appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction et. Seulement je n’ajoute pas la vérité première et pourtant je le sais : je suis une maladie. Et pas une maladie de la mort, non, vraiment pas du tout. Je suis la maladie d’un mort. D’un mort extrêmement précis à qui je voudrais bien parler. Un mort sans qui je ne serais pas, sans qui je ne serais pas très bien. Je ne serais pas Chloé Delaume, je serais peut-être Delaume, patronyme torrentiel giclé le septentrional, préservation seconde moitié, l’aume, Alice, l’œuf blanc translucide du bardot, mais pas Chloé, évidemment.

Tout serait donc très différent. En amour et en société un autre prénom susurré une autre enseigne à parapher, Emma Cassandre peut-être Clotilde. Je serais le même sac de tripes mais apatride nymphéacées période de floraison l’été plante aquatique feuillage caduc pieds immergés. Je ne serais pas un nénuphar. Je serais un cancer du sort, timide et sans exponentiel. Une petite boule de pas fini, d’un chagrin sec l’anadyomène, un prénom sans écho aucun empestant musique pulmonaire.

Je suis la maladie d’un mort à qui je voudrais dire merci. Je ne dois plus rien à personne à part le prénom que j’habite. J’aimerais tant le lui dire mais c’est très difficile et surtout compliqué.

Je ne sais pas parler aux morts. Enfin, aux morts que je ne connais pas, que je n’ai jamais connu, que je ne pourrais jamais connaître. Parler aux anciens morts tous proches minaudant déjà loin, je sais. Autant qu’aux déjà presque morts. Mais aux corps étrangers, à ces osso-buco filandreux génétiques, à ceux qui ne m’ont jamais parlé, jamais parlé à moi, au moins une fois à moi toute seule. Là c’est une autre histoire. Je ne sais plus rien du tout.

Comment on parle à ces morts-là. Quel ton on se doit d’employer. Sur les cordes vocales amorcer si mineur aigues charmilles entortillées, ou plutôt fa profond, le dièse de la distance fourbu de violacé. Je n’en sais rien du tout. Adopter quoi, le voussoiement le tutoiement. Lino marbré troisième personne du singulier majuscule à pompons, ou le i creusé, au contraire. Personne ne sait. Comment on parle à ces morts-là. Personne n’ose forcer la serrure, en tout cas pas officiellement.

Alors un mort comme celui-là, comme mon mort, mon mort principal, je dois m’y prendre comment avec. Comment avec un mort qui ne m’a jamais parlé et qui pourtant m’a dit. Il ne m’a jamais fait que cela, rien d’autre de visible à l’œil nu. Comment parler à ce mort-là, c’est une question, je me demande. Peut-être que. Je ferais mieux de la fermer, ça règlerait bien des problèmes.

Dans les archives académiques, on ne peut froisser l’étiquette face à un bientôt mort ou au sbire d’un trop né. Il y a des ordres consignés pour que tous s’adressent poliment aux vivants qui ne disent rien, aux vivants qui ne savent que parler. C’est tout de même une question, une question importante quel ton on se doit d’employer quand on parle à un mort qui dit. Si les andains virides tricornes se l’étaient pour de vrai posée ça aurait changé un tas de trucs. Des aveux par charniers d’exemples. Puisque.

En fait on parle aux morts tout le temps. Et même parfois aux morts qui disent. On parle aux morts tout le temps, en général comme en particulier, on parle aux morts, voilà, la cracher une bonne fois pour toute la phrase bourbeuse de platitudes, ça manque tellement de patine : on parle aux morts tout le temps, nulle fioriture solfège, le lichen affûté qui grignote on le guette mais rien, vraiment rien, à croire qu’elle ne peut être que laide cette phrase, mal fagotée quoiqu’on lui fasse, un peu comme pour la vérité. On parle aux morts tout le temps : Eden matin midi et soir. On sait de la mémoire l’énigme posologie.

Dans les archives académiques, la question du comment a bien dû se poser mais chaque crâne s’est pâmé triple tour, la barbe bleutée limon secrets de fosse commune. On ne dit pas : je parle aux morts. On dit : je me demande parfois ce qu’il en aurait pensé. On dit il, on dit le nom du mort on ne dit pas feu devant le nom du mort ou alors on le dit enrobé du charbon des humours cache-cervelle. On ne dit pas le mort, certainement pas : le Mort. On dit bien autre chose. On dit qu’on pense par soi, dégagé de la voix des morts, parfaitement dégagé des oreilles jusqu’aux bronches. On dit qu’on n’est que soi, soi-même et seulement soi, parce qu’on est un vivant, et que si un vivant parle à un mort vaudrait quand même mieux qu’il consulte.

Dans les archives académiques, comment parler aux morts sans commettre d’impair ça n’est écrit nulle part. C’est peut-être pas plus mal. Badigeonnée d’Hextril qu’elle aurait encore terminé, la langue. Préservation des aphtes, la muqueuse sous coupole ne risquera plus rien, le dictionnaire un stalactite, la syntaxe agréée gouttelettes immobilisme obséquieuses en leur tartre. Ca n’est écrit nulle part comment trancher la langue pour qu’elle ne déborde plus. C’est vraiment pas plus mal et ça nous change un peu mais.

Qu’est-ce qui aurait été choisi, le vouvoiement le tutoiement. Le pleutre respect feulé aux déliés respectueux, la confite compassion saupoudrée candide connivence. La crainte ou la pitié, on parle à deux entrées et moi je me demande, moi qui m’adresse aux morts, aux morts quotidiennement, à ceux qui m’ont parlé et à lui qui m’a dit, je me demande, j’hésite, à l’épicentre du doute je suis crainte et pitié. Parler aux morts : crainte et pitié. Ca sonne comme les sandales de la psychanalyse. Catharsis comptoir acajou onyx, s’accouder Cithéron cuboïdes courants d’air durant l’exposition. Parler aux morts : accepter du discours la faille autophagique. Savoir ce que ça coûte de se crever les yeux, savoir que les iris n’en seront pas plus bleus, y compris pour le Père Noël. Parler aux morts : c’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes, c’est dans les vieux charniers qu’on nourrit mieux ses peurs, c’est dans la ritournelle que se dissolvent les heurts car du fond des cercueils parfaite est l’acoustique.

Quand bien même deux entrées ne jamais plus feinter que le je ne mange rien car le je est obèse de tous ses dévorés. La crainte ou la pitié, la maman la putain, la cendre des ogresses le saindoux post-grossesse, cœur d’airain cul plombé, on parle à deux entrées toujours à deux entrées, nous sommes en mode binaire toujours en mode binaire, indéfectiblement.

Boris Vian : un deux.
Boris Vian : vous tu.
Boris Vian : diérèse il.

L’appeler Bison Ravi, presque anagramme bravions, Boris Vian bravions moins un i parce que le i est rouge et le sang suffisant. L’appeler, appeler un mort, un mort que je n’ai jamais connu, que je connaîtrai pas, que je ne pourrai jamais connaître. Parler à ce mort-là, à mon mort principal à moi à moi toute seule qui ne m’a jamais parlé mais qui.