Naïve Sessions, mars 2007. Titre épuisé.
Hiver 2005. Nicola Sirkis, leader du groupe Indochine, contacte Chloé Delaume afin de lui proposer d’écrire les paroles d’un ou deux morceaux de son album en préparation, Alice et June.
Ce faisant, il ignore que son interlocutrice est depuis ses dix ans on ne peut plus fan du groupe. Face à la concrétisation de son improbable fantasme, il va de soi que la catastrophe ne pouvait que s’imposer. Le morceau pour lequel elle avait rédigé les paroles ne fut pas conservé, et elle eut fortement envie de se pendre, d’autant que l’ancienne locataire de son corps ne tarda pas à se manifester.
Ce livre, dont la bande son a été minutieusement reconstituée sur ce site, traite du rapport qu’entretiennent avec leur idoles les fans en général, et ceux d’Indochine en particulier.
Premier chapitre : Le message
Ca fait comme du chagrin qui grimpe, un chagrin aux syllabes sèches et tressées de ronces. Je n’habiterai pas en Indochine. Mon épiderme ignorera tout du souffle alangui des rizières, des égratignures de l’encens, de l’aigu du frisson qui précède l’envoûtement. Je ne connaîtrai pas les dahlias, ni les automnes qui singent l’hiver : mon passeport n’est pas validé.
J’ai été si naïve, persuadée un instant au tempo éternel qu’il suffisait la foi et la bonne volonté. Une croisière vers la rédemption, prédestination pathogène aux récifs du débarquement : mes yeux se sont cillés d’échardes, au pont je ne fus que cécité.
Je suis restée passive, emmitouflée peau d’ours mitée d’accords mineurs, enorgueillie, souveraine en mon affranchissement. Je n’irai pas en Indochine. C’est comme ça et pas autrement.
Il était une fois une histoire, celle d’une foutue malédiction. De ces châtiments moites qui vous engluent d’exil et d’innocence coupable. Un fléau, une fatalité. Je suis la chèvre, femelle du bouc, la trachée prompte aux sacrifices, l’œil distrait, le sabot fendu. Mon larynx clochette l’anathème, en toutes circonstances et tous lieux. Je ne serai pas en Indochine, et je sais que ce n’est pas tant mieux.
Il est possible que je pleure, que je sois en train de pleurer. Que j’ai envie de tuer, en moi, un quelqu’un quelque part ou bien un quelque chose. De constitutif, semble-t-il. Calcifié grappes d’étoiles au creux de la moelle osseuse. En mes entrailles ma main plonge apnée opiniâtre mais rien ne m’en revient, que de la cendre chaude.
Je resterai à l’Est, rien ne sera nouveau. Murée chant des pèlerins ma langue jamais ne sera dans la bouche du prophète, j’ai raté l’examen et ma conscience s’effrite. Je ne traverserai aucun village, toujours je serai affaiblie.
Je voulais juste me fondre dans la marqueterie. En devenir un carreau, laqué et tout petit. Un fragment de centimètre, miroir superficie l’œil gauche d’une alouette, la tiare d’un paon peut-être. Le reflet du volcan. Je n’aspirais qu’à être une spinule palissandre, faire partie du décor, déposer mes cartons. Cela fait si longtemps. Plus de deux décennies.
Je suis seule et c’est une falaise, un vent crayeux cingle en cerceaux, je ne suis plus qu’un vertige déjà fossilisé. Au loin les hallalis se fanent, ma sueur se givre, je disparais.
Le souvenir est précis. Aux poumons l’air est occitan, nocturne, capiteux en sa suspension. Le silence et les poutres rongés de capricornes ; crissement rythmique, soutenu. Je visualise l’ordinateur, plan serré mon index s’enfonce, cliquetis de la souris, ouverture de la boîte, courrier électrifié. La Pandore a dit non et je me suis noyée.
Le ciel clama juillet mais je lui donnai tort, les saisons étaient mortes autant que ma chanson. Les ombres basses et lourdes m’enclumaient en couvercle, ruissellements d’indolence à l’assaut soustraction. Le souvenir est précis et la curée de pierres, ma mémoire gît au corporel, veines à veines se reconstitue le galop de l’effondrement. Terrier géologique, étude. Terrain glissant.
Il est possible que j’en meurs, que la honte m’ait comme empaillée. Une pintade élevée à l’ivraie, plumage, cabinet de curiosités. J’ai échoué, cette épreuve devait s’achever clefs d’or, soie rouge et boutures de diadème, cette épreuve était celle qui attestait le conte. Il ne sera jamais une fois, c’est une mauvaise nouvelle à la chute désastreuse.
Mes nerfs se détricotent, la pelote dans la gorge s’étoffe, chapitre à chapitre, phrase à phrase, je ravale le fil narratif, je décide de manger l’histoire en espérant la digérer. C’est une méthode bien pire qu’une autre, mais mon cas est particulier.
Je m’appelle Chloé Delaume et depuis moins d’une décennie je suis un personnage de fiction. Je travaille sur ma nature et ses implications, j’ai des devoirs et des contraintes, un cahier des charges scrupuleux. On ne s’écrit pas comme l’on se couche, puisqu’il est question d’être debout.
J’ai pour résidence principale un corps de sexe féminin fabriqué en mars 73. Avant ma venue et les travaux, il avait beaucoup moins de valeur, le soma était calciné, il a fallu tout reconstruire, cave à la chaux, grenier sur rue. Je me suis beaucoup investie.
J’ai signé un contrat avec la fille qui était dedans. Elle ne savait pas quoi en faire, de ce corps qu’elle trouvait trop grand. Elle m’a dit je suis lasse, cabossée d’être écrite. Elle m’a dit cette histoire ne m’est pas nécessaire, sa syntaxe est accidentée et me crible de ponctuation. Je n’existe plus tellement, je subis trop pour ça. Elle avait dans la voix le granulé du deuil, l’écho fragile des vêpres aux hosties orphelines, l’aigu blême propre aux somnambules. Elle m’a offert le gîte, j’ai négocié le viager.
Nous étions en tailleur assises dans son cerveau quand elle m’a montré les dossiers. De lourds volumes reliés en vieux cuir d’hérésie renfermaient du malheur toutes les déclinaisons. Elle m’a dit plaies en héritage, les sutures sont insuffisantes, ta mission sera de restaurer. Mon intérieur et mon histoire, toi seule devra tout réparer, je te laisse l’habitacle à cette seule condition.
Je me suis engagée à ravauder chaque jour son passé d’ecchymoses, venger sa vie par ma fiction, rétablir, châtier, purifier, avec pour seuls outils ma langue et l’écriture. J’en ai fait la promesse, je ne peux que l’honorer. Faillir n’est pas envisageable, je risque l’expulsion, lui devenir inutile m’expose à son retour, j’ignore quelles mutations ont pu la véroler durant cette longue absence. La culpabilité m’égorge quand vient l’échec, mais c’est de redouter sa réapparition.
Je sais qu’elle n’est pas morte, je ressens sa colère, celle des fillettes bafouées, un courroux affûté rémouleuses déceptions. Parfois c’est une migraine, ses petits doigts furieux perforent mes tempes obstinément, les médecins disent que ce n’est rien, que je suis juste contrariée, que je somatise, interprète, mais moi je sens son souffle, son souffle d’enfant meurtrie affamée d’une justice dont je ne peux maîtriser toujours le balancier.
Incinérer l’horreur et ses humiliations est une tâche si ardue, prégnante en sacerdoce. Y phénixer l’espoir ne peut être systématique, j’ai pondu des coquilles et des œufs revanchards stériles à l’éclosion, à tout âtre son tribut, le fardeau par brindilles l’alléger peu à peu. L’ancienne propriétaire, ce qu’elle voudrait c’est un feu que je saurais nourrir de cadavres placardés et des mille et uns crimes qui balafrèrent son âme. Je pensais sincèrement m’en acquitter au mieux. Je me croyais machine à rattraper son temps, son temps de son vivant perforé barbarie, je m’estimais capable d’être joueuse et organiste.
Je n’ai pas su déchiffrer la juste hiérarchie au sein de ses partitions. J’ai orchestré une existence que j’entendais réenchenteresse, j’ai pourfendu pour elle les hydres oedipiennes, torgnolé les Jocaste, fait mentir les Cassandre. Je restais lauriers roses stupide et satisfaite, énuclée face aux chiendents consignés pourtant mémoriels, incapable de saisir que l’ivraie récurrente acculant au fossé la petite fille d’antan reposait dans un herbier feintant l’inoffensif.
Je ne serai pas en Indochine. Ni quelques jours, ni quelques mots. Je ne serai pas poignée de signes passementerie ossuaire à gâteaux, allitérations érogènes, la lacrymale du palanquin, je n’en serai pas, pas au-dedans. Elle ne saura me pardonner.