Travaux Pratiques (PUF), mars 2010.
L’autofiction serait l’horreur. Le narcissisme, le nombrilisme et la vacuité, son destin. Et si c’était faux ? Et si, loin de représenter le degré zéro de la littérature contemporaine, l’autofiction en incarnait l’excellence ? Depuis les origines de la littérature, c’est vers le Je et sa subversion que les écrivains ont dirigé toutes leurs expériences. De cette subversion, l’autofiction est désormais l’ultime laboratoire : le laboratoire de la déconstruction, de la dissémination, de la prolifération folle des Je. Mais ce laboratoire n’est pas celui d’un savant fou : les expériences qui y sont menées portent bien au-delà de la littérature. En elles s’imagine même une politique révolutionnaire. C’est de cette politique des révolutions du Je qu’il est désormais permis d’exposer les règles.
Ecrit suite à diverses interventions portant sur l’autofiction, dont le colloque de Cerisy, cet essai tente d’intégrer les problématiques de ce genre littéraire, jusqu’à sa forme elle-même.
Extrait, Chapitre 3 : La carte n’est pas le territoire.
Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. Il ne vous faudra jamais l’oublier. Ceci est un essai. Le Petit Robert dit : Essai. Ouvrage littéraire en prose, de facture très libre, traitant d’un sujet qu’il n’épuise pas ou réunissant des articles divers. Ceci est un livre de bonne foi, lecteur. Qui traitera d’un sujet parfaitement épuisant. D’un Je qui se dissèque pour mieux se recomposer. D’un Je qui s’interroge et qui doit prendre une forme, libre, très libre. Saison 13, reprise de l’épisode. Les aventures de Chloé Delaume au pays de l’Autofiction. C’est de ça, surtout, qu’il s’agit. Je ne triche pas vraiment, ce n’est pas un roman. Juste un essai, une tentative, qui n’émane que d’une praticienne.
Praticienne de l’autofiction, c’est comme ça que je me définis. Depuis maintenant dix ans. Seulement, bien sûr à ma façon. Une façon qui pour moi fait sens. Qui parle à qui de quoi comment. Alors un bref insert histoire-géographie.
Enclavé dans les terres du Roman, avec pour contrées voisines le Royaume de l’Autobiographie, l’Ethiquistan et les Laboratoires de l’Est, le pays de l’Autofiction a été fondé en 1977 par Serge Doubrovsky. Il n’ait pas dit qu’il est vraiment fait exprès. Loin de lui l’idée d’ériger un empire sur ce qui était un terrain vague. En créant le terme autofiction, il tentait de définir son propre travail, les enjeux de sa démarche et son positionnement.
Serge Doubrovsky est né en 1928, il est écrivain et critique littéraire. Lorsqu’il invente le concept d’autofiction, il répond, d’une certaine manière, à une question posée deux ans auparavant par le théoricien de l’autobiographie Philippe Lejeune dans Le pacte autobiographique : « le héros d’un roman déclaré comme tel, peut-il avoir le même nom que l’auteur ? ».
En 1977, Doubrovsky publie Fils. Anaïs Nin, elle, meurt. Je rapproche fréquemment ces deux informations, mais on me répond toujours : je ne vois pas le rapport. Cela me contrarie.
En 1977, Serge Doubrovsky inscrit ces lignes en quatrième de couverture : « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’évènements et de faits strictement réels ; si l’on veut autofiction d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils de mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou d’après littérature, concrète, comme on dit musique.»
Le pays de l’Autofiction a pour Constitution un texte littéraire, ce qui ne facilite pas la tâche aux Services de l’Immigration. Alors, souvent, ils se contentent d’appliquer la définition du Petit Robert « Récit mêlant la fiction et la réalité autobiographique ». D’où l’explosion démographique de ces dernières années.
Parce qu’il a inéluctablement été annexé à la République Bananière des Lettres, le pays de l’Autofiction est envahi par un tas de gens. [(Des gens du Village + des gens du Château + des gens du Village qui voudraient rentrer au Château + des gens exclus du Château obligés de retourner au Village) x Vous n’êtes pas du Village, vous n’êtes pas du Château : vous n’êtes rien]².
Toujours en raison de sa nature, l’appellation « autofiction » n’est jamais d’origine contrôlée. Ce qui fait que les productions écrites circulant sous cette étiquette se multiplient, du Village au Château. La critique parfois s’en inquiète, mais le débat est si fatigant qu’elle préfère elle-même galvauder si ça peut faire plaisir et faire gagner du temps. Le lectorat, quand à lui, n’y comprend rien du tout. Et s’en tamponne, accessoirement. Ce qu’il veut, au mieux c’est un livre. Et au pire : un divertissement.
De temps en tant quelqu’un s’énerve et tente avec vigueur de faire le ménage de printemps. Ca donne grands colis entourés de ficelle, où les autobiographies (Le Petit Robert : « Biographie d’un auteur faite par lui-même ») rejoignent les biofictions (Alain Buisine : «Récit chronologique de la vie d’un individu particulier »), et, surtout, tout un tas de produits issus de l’industrie éditoriale. Des produits qui ne confient pas le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté puisqu’ils n’ont même pas de langue, des produits sages, non pas écrits mais rédigés. Des livres sans allitérations, assonances, dissonances, puisque des romans sans musique.
Le pays de l’Autofiction impose un pacte particulier : le Je est auteur, narrateur et protagoniste. C’est la règle de base, la contrainte imposée. La transgresser, c’est changer de genre. Or là-dessus, tout le monde ment. Il faudrait s’accorder. Cesser de qualifier d’autofiction des récits personnels où l’héroïne porte un autre nom que son auteur, par exemple. Interrompre l’adoubement des faiseurs dont le Je ne se met pas en danger, n’invertit pas la langue, se contente de transposer, entend le terme d’aventure sans en interroger la notion de liberté. Ne pas réduire l’autofiction a une démarche thérapeutique, le lectorat pris en otage, encastré derrière le divan.
« Fiction, d’évènements et de faits strictement réels ». Ce n’est pourtant pas si compliqué pour qui le ressent de l’intérieur. L’Autofiction, une expérience qui mêle la vie et l’écriture. Puisque Tout vu, donc inventer. Il ne peut en être autrement. A cause de la mémoire, de l’impossibilité à s’en remettre à elle.
1977, Colloque de Cerisy, Roland Barthes : « Je vis dans une sorte d’embrumement, dans l’impression qu’il me faut sans cesse lutter avec ma mémoire, et cette brume de la mémoire. C’est une réflexion qui pourrait avoir des suites pour l’écriture ; l’écriture, ce serait le champ de la brume de la mémoire.».
« Fiction, d’évènements et de faits strictement réels ». Alors, fictionnalisation de soi, de son propre rapport au monde. La clef se retrouve plus tard, en 1989, dans Le livre brisé de Serge Doubrovsky :
«JE ME MANQUE TOUT AU LONG… De MOI, je ne peux rien apercevoir. A MA PLACE NEANT… un moi en toc, un trompe-l’oeil… Si j’essaie de me remémorer, je m’invente… JE SUIS UN ETRE FICTIF…».
Une fictionnalisation de soi, lucide. Assumant ce qui échappe au soi par l’inconscient. Loin, très loin de la crédulité de l’autobiographie. Crédulité de l’auteur, qui pense que sa mémoire est sa meilleure alliée et qu’il peut se livrer comme il va à confesse. Crédulité du lecteur, qui gobe tout rond le pacte teinté d’une vérité toujours javellisée. Comme si les souvenirs stockés dans le cortex n’étaient jamais soumis aux modifications, à la reconstruction. Comme s’il était possible de lui faire vraiment confiance.
Certaines autobiographies empestent la mauvaise foi, sens sartrien du terme. Une fuite, une démarche qui ne sert au final qu’à masquer au sujet la vérité de sa totale liberté, au sein de ses choix et actes, afin d’échapper à l’angoisse de la responsabilité. L’autobiographe écrit sur sa propre vie. L’autofictionnaliste écrit avec. L’usage de la fiction lui impose une totale liberté, et sans cesse il est mis face à sa responsabilité. L’absolution lui est une donnée étrangère.
Reprenons.
Doubrovsky : « Si l’on veut autofiction d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté. ». Confier : remettre au soin d’un tiers en se fiant à lui. Se fier au langage bien plus qu’à la mémoire et bien plus qu’à soi-même. Aventure : Ce qui arrive d’imprévu, de surprenant, ensemble d’évènements qui concernent quelqu’un, entreprise dont l’issue est incertaine, ensemble d’activités, d’expériences qui comportent du risque, de la nouveauté, et auxquelles ont accorde une valeur humaine.
L’autofiction est un genre expérimental. Dans tous les sens du terme. C’est un laboratoire. Pas la consignation de faits sauce romanesque. Un vrai laboratoire. D’écriture et de vie.