Fiction & Cie (Le Seuil), janvier 2012. Réédition en Points Seuil.
L’Apocalypse n’est pas un événement visible, parce qu’elle frappe individuellement. Ainsi, la narratrice se plie à l’ordre de l’Ange annonciateur : Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, et ce qui doit arriver ensuite. Elle s’attelle au récit d’une certaine Fin des Temps, celle des valeurs patriarcales et normées, incarnées par le couple hétérosexuel. Modifier le réel est l’unique solution, mais l’usage de la fiction se complique lorsqu’il engendre le suicide au sein de son propre lectorat.
Par-delà son exercice de déconstruction, ce livre est un roman d’amour. Chloé, Igor, la Clef, une femme un homme une femme, quelques possibilités. Tenter des formes de vie alternatives, c’est toujours se heurter à une remise en cause de son identité. Au lecteur de choisir, et peut-être d’inventer ce qui doit arriver ensuite. À l’héroïne, comme à lui-même. Le hasard n’existe pas, alors autant s’organiser.
Premier chapitre : Psyché, échos.
Vous êtes Chloé Delaume ? Voix sans âge et femelle légèrement anguleuse au creux du téléphone. Isabelle Bordelin, ça vous dit quelque chose ? Un blanc, quelques secondes. Ca vous dit quelque chose ? J’identifie enfin. Une lectrice, des échanges le mois précédant. Une histoire déplaisante, j’aimerais mieux oublier. Elle s’est suicidée avant-hier.
Isabelle Bordelin. Elle m’avait envoyé un mail pour se présenter. Elle disait donc bonjour et également je suis. Des riens m’avaient gênée, déjà, des adjectifs, quelques tournures, des livres et des chansons. J’avais la sensation d’être face à un miroir déformant, traits communs, effet grossissant, chaque travers alourdi.
Des riens m’avaient gênée, au point qu’il me semblait pratiquement impossible qu’une telle personne existe, un corps reel, une pensée un langage quelque part dans le réel, c’était moi mais crachée en un glaire venimeux. J’ai hésité longtemps à lui répondre, d’ailleurs je n’ai pas répondu. Je redoutais une blague infecte, une sorte de piège tendu en sous-sol parodie. Macabre, sordide, la parodie.
Il y avait eu ses textes, ensuite, son manuscrit. Un décalque malsain des mes trois premiers livres. Une syntaxe hachée violine papier carbone, sa langue qui ânonnait les stigmates de la mienne à m’en provoquer le haut-le-cœur. En dépit de. Malgré. Son infinie souffrance. J’ai montré ses écrits, chez tous même ressenti. Sa douleur n’avançait qu’en pantomime masquée par mes tics et grimaces, non plus un geste ici mais gesticulations.
Je ne me souviens plus de la raison exacte, de ce qui m’a poussé à lui téléphoner, une vraie ambivalence, pulsion de face à face voir ce qu’elle avait dans le ventre hors de ce simulacre. Comprendre, aussi, comprendre. Qui pouvait à ce point être devenu aphone pour se greffer fil blanc, au vif des cordes vocales, mes polypes étrangers. Je pensais qu’elle était très jeune. Pas de voix propre et au fond très peu de référents. Tous communs, cela va de soi. Je lui ai dit : vous êtes très jeune. Vous avez le temps de vous trouver, si vous voulez que je vous aide il faudra beaucoup travailler et cesser d’aspirer mon ombre. J’ai compris que c’était foutu quand elle m’a répondu demain je fête mes trente-sept ans.
La mort de Silence Majuscule, ça reste cette scène, Belleville, l’été, mes membres se pétrifient au creux du canapé, mes amis s’interrogent, le combiné sature. Fraîchement endeuillée, la mère hurle. Pourquoi ? Elle est dans la chambre de sa fille, à genoux sur son lit elle décrit tranche à tranche le contenu de l’étagère, il y a tous mes livres. Pourquoi vous ? Trente-sept ans, comme moi, pas une jeune femme n’est-ce pas, la thanatopathie est un mal incurable. Pourquoi mais pourquoi vous ? Des cris et des mots comme : responsabilité, livres fait pour tuer, dans la tête du lecteur, saloperies, mort, violence. Je pense à Silence Majuscule. Au jour où elle m’a lu pour la toute première fois. Je me refuse à croire que ça ait changé sa vie au point de l’anéantir. Sa mère, en salve, accuse. Un silence, puis elle pleure. Quelque chose est injuste, anormal, illogique. Dans un souffle elle s’effondre : Je connais votre histoire. Pourquoi elle est morte et pas vous ?
Depuis le début de l’été j’utilise des pierres de protection. Des quartz colorés dotés de propriétés aux effets bouclier. Mes défenses sont réduites tant les mois écoulés ont charriés le chaos, greffe au mariage j’ai deux amours, densité du triangle, relation épuisante, déflagration finale, ruptures, j’en sors exsangue. Laissez faire votre instinct, la pierre qui vous convient saura vous attirer m’a certifié le vendeur. Boutique ésotérique, monticules scintillant, j’ai choisi un caillou rayé de part en part, doux au touché, jaune brun. L’Oeil du Tigre, a souri le vendeur. C’est une sorte d’égide, elle est particulière : Réfléchit les énergies négatives vers son émetteur. J’ai pensé quelle merveille, me voilà désormais équipée d’un objet fortifiant l’inventaire. Qui me voudra fera du mal sera ecchymosé en boomerang, je suis une bien puissante sorcière.
Isabelle, ce n’est pas qu’elle me voulait du mal, c’est que son nom ne pouvait qu’être Silence Majuscule. Condamnée aphonie, elle portait un secret qui gangrénait son intérieur. Datation du prurit : l’adolescence ; un père qui la visite la nuit ; une mère qui nie pour l’extérieur. C’était l’objet de son texte comme de ses confidences, j’avais la sensation d’être prise en otage, brutalement impliquée, une position étrange, comme partie intégrante d’un processus frontal, un désir de vengeance qui ne pouvait voir le jour qu’après le stade ultime de ma validation. Je pouvais publier ce cri, je dirigeais une collection. Elle n’avait envoyé le manuscrit à personne d’autre, néanmoins. C’était de moi et de moi seule qu’elle attendait un retour. J’étais, cautérisée, reine des âmes supurentes. L’unique à détenir le pouvoir de réparation. J’ai tenté de désamorcer, mais elle restait butée, si butée, Silence Majuscule.
L’envoi de son texte, son histoire familiale déversée brutalement dans la conversation, ce n’était pas vraiment un appel au secours. Elle voulait que je la reconnaisse, elle qui affirmait sa souffrance. Que je la reconnaisse comme écrivain, parce qu’elle ne pouvait être que cela, son statut de victime légitimait sa démarche autant que le résultat. Elle prenait le trauma comme une preuve implacable: puisque l’horreur est vraie, il y a littérature. Elle n’avait pas saisi qu’une plaie seule ne chante guère, mais je ne pouvais pas lui dire la vérité.
Je lui ai conseillé de consulter quelqu’un, une personne compétente. De trouver une forme adaptée, de se demander pourquoi elle écrivait. Si ce dont elle avait besoin c’était écrire ou bien être publiée. Création ou Reconnaissance. Accomplissement personnel vs Statut Social. Ma question était juste, mais j’étais mal placée. Inscription au plateau le droit de bouger ses pions en avançant doucement mais avançant quand même. Résiliente lauriers roses, le fumet du civet. Silence Majuscule, la brûlure, le baume, les aguets. Aussi. Je lui ai précisé que la littérature n’était en rien une thérapie, que c’était même probablement tout le contraire. Ce que j’ai fait, Madame, j’ai cru le devoir faire. Mais la mère, elle, récuse. C’est son troisième appel, il est plus de minuit, encore les injures fusent. Dans ma poche l’Œil du Tigre, entre mes doigts la pierre semble se réchauffer. Réfléchit les énergies négatives vers son émetteur. Alors à mon tour j’articule. Je connais votre histoire. Pourquoi elle est morte et pas vous ?
Peut-être que c’est comme ça que tout a commencé. Juste à cause de cette phrase de Silence Majuscule confiée au téléphone quelques semaines avant qu’elle cesse d’être vivante. Car elle avait un but, un objectif précis formulé très clairement : Je veux être à mon tour Chloé Delaume. Elle m’a vraiment dit ça. Je veux être à mon tour. Le pire, je crois, a été de penser je ne suis pas en danger, elle n’y arrivera pas. Chloé Delaume en fait c’est quoi fonction emploi locaux sous peu disponibles laquelle ici a-t-elle déposé une annonce merci de s’expliquer il faut qu’on s’organise.
Autrui : projection & éclaboussures. Ils me fixent et pourtant ce n’est pas moi qu’ils regardent. Je vous promets que c’est vrai. En plus ils sont légions. Ils me scrutent juste afin d’admirer leur reflet : je suis écran total, surface réfléchissante. Parfois leurs yeux se crèvent et il faut nettoyer.
Je me demande ce que serait la vie, la vie de Silence Majuscule, si elle n’avait pas lu mes livres. Si l’idée d’être Chloé Delaume à son tour lui avait été épargnée. Est-ce qu’elle aurait pu être sauvée ? Je doute que ça changerait grand-chose. J’affirme : c’est l’inceste qui l’a tuée. Précédemment, à maintes reprises, elle a attenté à ses jours. Existence morne, vide et ennui. En guise de ritournelle, une plaie. Trente-sept ans, comme moi. Pour elle vous étiez un modèle me dit, enfin calmée, la mère, des jours plus tard. Un modèle. Le châtiment commencerait là.
Un modèle. Le Petit Robert dit : Ce qui sert ou doit servir d’objet d’imitation pour faire ou reproduire quelque chose. Reproduire, j’entends, reproduire. Moi qui me refuse à enfanter, reproduire, j’entends reproduire. Au-delà de l’effroi il y a juste √[l’épouvante + frayeur²] x 2. Je refuse reproduire comme je refuse modèle, il suffisait d’une fois envoyez la monnaie. Si je la nomme ici Silence Majuscule c’est pour que sa voix porte puisque sa langue n’était que mimes en boursouflures. Nervures d’une autre, bouche autre : la mienne. Isabelle si perdue, soudain a pris modèle. Un canevas en point croix, elle s’est piqué le doigt, elle dort à tout jamais.
Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Un être d’autofiction. Qui a maintes reprises engage son lecteur à s’écrire par lui-même, à donner à sa vie une forme inédite dont il est le héros. Voilà ce que je dis, redis, écris sans cesse. Sauf que.
Isabelle Bordelin, ce n’est pas ce qu’elle a lu. Le monde contemporain nous formate et dévore à renfort de vieilles fables et de petites histoires, l’existence est un conte, ça elle l’a entendu. Elle ne pouvait que l’entendre compte tenu de son rôle passif et victimaire. Elle voulait modifier la fiction familiale qui la tenait prisonnière, raturer, corriger, surtout corriger le père, une torgniole exemplaire pour une réparation qu’elle souhaitait absolue. Le problème c’est comment, comment elle s’y est prise. Là, quelque chose échappe, à commencer je le crains par son propre destin, sa perception de la vie, de sa vie, oui, la sienne. Qui n’avait qu’un seul but : devenir à son tour.
Pour être un personnage de fiction dans la vie et une héroïne dans des textes, il faut le vrai grimoire avec le bon rituel. Sinon le Je ne peut supporter la pression, fissures pleine majuscule, implosion de l’égo, équarrissage du Moi. Chloé Delaume c’est quoi, un geste performatif, dire c’est faire et l’écrire verrouille le processus. Identité, nature : nouvelles. Ainsi se posent les règles de la transmutation.
Isabelle Bordelin dite Silence Majuscule. Parfois je l’imagine seule devant son écran, répétant Je m’appelle, je m’appelle c’est mon tour. Elle sépare chaque syllabe, celles que j’ai inventées, oui moi-même inventées pour me rebaptiser il y a plus de douze ans. Sa voix est si tranchante, mon nom hors de sa bouche n’est plus qu’horrible mélange de chimio nénuphars d’autels de magie noire de fange, mes morts violés. Elle dit : Par le Verbe je le suis car je l’ai prononcé. Elle ajoute : par ce texte je l’incarne, je vais la remplacer. Le désir qui anime Isabelle Bordelin, quand je le visualise, mon sang se givre toujours.
Quoi qu’en disent ma psychiatre, mes proches, mon chat siamois, je ne peux qu’être responsable. Oui, je suis responsable. Non pas de la mort d’Isabelle Bordelin, mais du suicide de son Je. Un Je qui tentait de s’écrire au sein de ma fiction propre ; ma fiction l’a rejetée ; son Je s’est cogné au réel. Chloé Delaume en fait c’est quoi identification objet transfert surface je dis surface légèrement incurvée, canalise les pulsions illusions une écluse ; noyée. Je me suis séparée de l’Œil du Tigre. Je ne sais pas contrôler la réflexion des énergies négatives vers leur émetteur.
Le Petit Robert dit : Responsabilité, obligation de réparer une faute. Le Petit Robert ajoute : Faute, le fait de manquer, d’être en moins.
Être en moins, c’est ma faute. Là gît le vrai reproche qui dans le crâne vrombit, par grappes noires se développe, essaim mouches carnivores ; ce sont les Érinyes, les déesses du remord. Être en moins, c’est la cause. J’ai déserté mon corps il y a des années, je ne suis même pas certaine de l’avoir habité concrètement un jour. J’ai souvent l’impression de flotter juste au-dessus, comme si je n’étais rien qu’une toute petite conscience rattachée par un fil à son système optique. J’ignorais que la vacance pouvait être visible pour une âme extérieure. J’ignorais que ça pouvait avoir des conséquences pour quiconque autre que moi, cet espace organique que je ne sais occuper. Un vide intime, vraiment intime, même pas privé. Quoi que. La question qui sous-tend les trois quart de mes livres reste quand même un qui suis-je exploré sans harnais. Un qui suis-je, n’est-ce pas, qui suis-je. Peut-être bien une femme avec personne dedans.
Elle s’avance parmi nous, elle, Silence Majuscule. Vue du Ciel c’est un ange, vue d’ici peut-être plus. Robe de lin pur, éblouissante, la taille ceinturée d’or, main droite tendue vers moi. Je ne suis qu’une vivante qui lui remet la coupe remplie de sa colère, une colère brune, épaisse, qui pourrait lui survivre pour les siècles et les siècles.
A l’orée du récit, droite et fière elle se tient, embrasure du chapitre, sa bouche lentement s’entrouvre et sept trompettes claironnent. Le temps semble venu car l’horloge se consume, le cadran est en flammes, les heures se changent en cendres où il faut retrouver, encore rouges, les aiguilles.
Parole d’ange, plein juillet. Elle ne dit pas oublie, encore moins oublie-moi. Je suis morte de n’avoir su m’inscrire dans la vie, pas plus que dans la fiction que j’avais convoitée : tout cela, elle le tait. Elle me montre du doigt, index gauche pointé sur le clavier de mon pc, l’écran change de couleur, une zébrure arc-en-ciel. La coupe s’emplit de fumée blanche, du nuageux au plafonnier. Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, et ce qui doit arriver ensuite. Alors je m’exécute, et endosse aussitôt le rôle de l’héroïne.
Parole d’ogre, plein juillet. Cette fois je contrôlerai, ce sera chacun son tour. Que mon corps se repeuple, que viennent à moi, épars, les fragments de ce Moi qui refusent de se fixer au creux de l’habitacle. Mais que ce soit discret, voilà ce que je négocie, ce qui semble outrager l’ange au plus haut degré, la coupe manque de chuter, le courroux crispe sec et c’est l’œil révulsé qu’elle répète à nouveau Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, et ce qui doit arriver ensuite.
Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Livre et vie s’entremêlent, mon Moi en trois parcelles, auteur, narratrice, héroïne. Je suis d’une trinité forcée de s’incarner, sous peine d’être expulsée par n’importe quel autrui. A cet instant j’affirme : j’écris ce que j’ai vu, ce qui est, ce qui doit arriver ensuite. J’écris et je m’écris, car je suis l’héroïne. Ainsi sera le pacte qui me lie avec l’ange tout autant qu’avec vous.
Saison 10 en Enfer, un bûcher de bois vert, quelle âme, une confusion. Il est temps à présent d’observer l’héroïne. Silhouette plus qu’alourdie depuis le dernier épisode, une quinzaine de kilos. Cheveux noirs, pupille fixe. Gros plan. Épiderme tendu, comédons mais absence de rides. Est-elle jolie, je n’en sais rien, d’ailleurs ça n’a pas d’importance. Corps reflet apparence, non, aucune incidence, la chair même se dissout dans la littérature. Et cela dès son contact. La pulpe qui s’enfonce dans les touches du clavier, une volupté superficielle. Ce qui est, ce n’est plus qu’elle ; lancement du générique.